D'Alain Schneider

Papa,

Il y a maintenant un an et demi, nous étions tous là autour de toi, abattu par la disparition de Maman et tu nous disais que tu ne pourrais t'habituer, te résoudre, à vivre sans Elle.

Tu as essayé, nous avons essayé de t'aider, mais la vie n'avait plus le même sens et tu aspirais à la retrouver.

Depuis quelques semaines, alors que tu rencontrais plus de mal pour te déplacer et que même aller chercher ton pain ou faire ton petit tour au marché devenaient plus difficiles, tu nous faisais comprendre que la fin approchait.

Tu mettais de l'ordre dans les papiers de l'appartement de Neuilly et dans la maison de Bois-le-Roi. Et comme nous, tes fils et petits-enfants, étions loin de toi, tu nous racontais par téléphone la difficulté que tu avais de vivre sans maman, l'impossibilité que tu avais de te faire à cette vie sans elle, aggravée par cet âge qui avançait avec son cortège de difficultés quotidienne, avec cette limitation de la marche à pied qui te contrariait tout particulièrement, toi qui es resté toute ta vie un adepte du déplacement non motorisé...

Enfant, adolescent, c'est le scoutisme à Saint-Pierre-de-Neuilly, la paroisse où tes parents s'étaient établis quand tu avais un an, qui t'avais fait rencontrer d'autres enfants et participer à des projets collectifs. Ton départ dans les Landes quand tu avais 12-13 ans t'avait déjà entraîné à ne pas rester tout le temps dans le giron familial et à découvrir un autre milieu, un autre mode de vie.

Alors que la guerre se préparait, les circonstances familiales ont fait que tu n'engageas pas les études que tu aurais sûrement réussies et que tu débutas dès seize ans le travail d'imprimeur que tu poursuivis jusqu'à ta retraite plus de quarante ans plus tard, d'abord pour soutenir ton père puis comme responsable de l'entreprise, épaulé par maman.

Après que la guerre t'ait obligé à séjourner deux ans en Poméranie comme déporté du travail (et tu es resté en relations suivies avec tous ces jeunes qui s'étaient retrouvés avec toi à Piritz ou à Klützow durant ces dures années, dont Louis-Paul aujourd'hui décédé à qui tu avais demandé de devenir mon parrain), tu avais en effet repris ton travail en pratiquant chaque dimanche et pendant les vacances le cyclotourisme et la randonnée à pied, notamment dans la cadre du Touring Club de France.

Et c'est au cours de ces activités que tu rencontres Yvette Bellin, qui deviendra en 1951 ta femme.

Tu aimais répéter, il y a quelques jours encore, combien tu considérais qu'à la loterie du mariage tu avais remporté le gros lot et combien tu avais pu être heureux grâce à toutes les qualités de maman, qui t'avaient permis de fonder une famille, d'organiser et développer ton entreprise, renouveler ton goût pour la nature en te mettant à l'observation et à l'étude des oiseaux, donnant un but et un sens nouveaux à tes sorties dans la nature depuis les années soixante-dix, troquant le cyclotourisme pour l'ornithologie.

Le poète Oscar Vladislas de Lubicz Milosz qui était à fois français, lituanien et polonais a écrit : Il n'y a que les oiseaux, les enfants et les saints qui soient intéressants.

Mais l'ornithologie, ce n'était pas seulement les oiseaux et leurs chants, même si tu avais cultivé dans ces domaines une science considérable. C'était aussi les gens : les hommes, les femmes et les enfants qui comme toi et maman s'intéressaient aux passereaux, aux oiseaux migrateurs et autres. Tout comme les années d'après la Libération t'avaient permis d'élargir le cercle de tes amis à ceux qui s'appelaient les "Cloches", avec qui tu es toujours resté en contact amical et dont ceux qui le peuvent sont venu témoigner ici de cette fidélité, tu as développé alors une nouvelle couche d'amitié au sein du monde des ornitho, au sein des associations créées par les enthousiastes de oiseaux.

Homme de fidélité, tu avais à de nombreuses reprises servi d'homme de liaison et, malgré ton peu de goût pour les trop longs discours, de passeur de communication.

Cette communication, tes deux fils en ont fait chacun à sa façon leur métier. Pierre-Yves comme journaliste et moi dans les fonctions diverses que j'ai exercées depuis plus de trente ans au services des échanges entre les langues et les cultures.